Une si longue vie - Comprendre et accompagner le très grand âge

Une si longue vie - Comprendre et accompagner le très grand âge

von: Pierre Gobiet

Mardaga, 2015

ISBN: 9782804703370

Sprache: Französisch

208 Seiten, Download: 1442 KB

 
Format:  EPUB, auch als Online-Lesen

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Une si longue vie - Comprendre et accompagner le très grand âge



1
LE SYNDROME DU DINOSAURE - AUTOPORTRAITS DU GRAND ÂGE


Jamais dans l’histoire de l’humanité, il n’y a eu autant de personnes âgées et, sans rien concéder aux visions alarmistes ou apocalyptiques, il faut bien reconnaître que nous n’avons pas encore pris, dans nos sociétés occidentales, la mesure de cette nouvelle donne. En particulier, et de façon plus récente encore, ce sont les « âgés d’entre les âgés » qui montent en puissance. Il peut paraître bien audacieux de parler de montée en puissance pour ces personnes du grand âge, du très grand âge, alors que l’image convenue voudrait ne voir en eux qu’une tombée en déliquescence… Cette grande longévité que nous commençons à découvrir, à côtoyer et à accompagner laisse perplexe. Et d’abord, qu’est-ce que ce grand âge ? À partir de quand cesse-t-on d’être une personne âgée pour devenir une personne très âgée ? Et qu’est-ce qui, concrètement, distinguerait l’une de l’autre ? Ces questions, loin d’être oiseuses, éveillent en chacun de nous des sentiments mêlés, souvent contradictoires. Le grand âge force l’admiration, parfois, quand nous pouvons repérer chez les personnes très âgées des résiliences magnifiques, des flamboyances ou des perles de sagesse. Il nous fait craindre le pire, aussi, lorsque nous les voyons dans une extrême solitude ou dans un état de santé très précarisé. Il peut parfois nous inspirer de l’angoisse si nous pensons à ces grands vieillards errant dans les couloirs de leur maison de retraite, à la recherche de leur mère ou de leur maison, de quelqu’un de familier ou de quelque chose qui leur appartienne. Bien souvent, sans oser vraiment nous l’avouer, nous avons peur pour nous-mêmes, pour notre propre devenir : de quoi seront faits nos horizons de fin de vie ? Combien de fois n’ai-je pas entendu : « Si c’est pour finir comme ça, je préfère mourir avant. » Admiration, crainte, effroi, respect, ces sentiments nous habitent et nous avons du mal à y mettre de l’ordre. Les représentations que nous nous faisons du grand âge sont parfois convenues, voire stéréotypées, et souvent liées à la méconnaissance.

Quoi de mieux, pour faire connaissance, que de donner directement la parole aux personnes très âgées elles-mêmes ? À travers les témoignages que j’ai recueillis au fil de mes accompagnements, comment parlent-ils d’eux-mêmes, ces arpenteurs du temps, lorsqu’ils évoquent leur grand âge ? Rudement parfois, sans mièvrerie. Avec humour aussi, un sens du second degré prononcé. Mais souvent avec lucidité et réalisme. Là aussi, les évocations des uns et des autres ne sont pas superposables, mais nous verrons qu’elles rejoignent très souvent des thématiques communes, un socle identitaire partagé, propre à ces confins de la vie.

Un dinosaure bien vivant


Tout le monde a entendu parler de cette anecdote savoureuse : une petite fille interroge son arrière-grand-mère : « Mamy, quand tu étais petite, tu les as connus, les dinosaures ? » L’innocence de l’enfant fait sourire, bien sûr. Mais qui sait en fait si elle s’interroge vraiment sur l’âge de son arrière-grand-mère ou si elle désire surtout en savoir plus sur les dinosaures ? Les dinosaures ! Comment Mamy a-t-elle pu survivre à ce Jurassic Park ? Ce qui semble évident, c’est qu’elle est si vieille qu’elle appartient à un âge révolu, obsolète, venu d’une ère du temps qui échappe à la mémoire collective : les temps immémoriaux. Une survivante d’un autre temps. Quand j’évoque cette charmante histoire avec mes proches, je n’ai encore jamais entendu personne me demander : « Et qu’a répondu l’arrière-grand-mère ? » Sans doute parce que l’auditeur est plus captivé par la candeur et la fraîcheur naïve de la question de l’enfant que par la réponse supposée convenue de la vieille dame. Mais que serait-il arrivé si la vieille dame avait affirmé qu’en effet, elle a bien connu les dinosaures ? En dehors de la petite qui aurait eu la confirmation de son intuition, il est probable que la plupart d’entre nous aurions commencé à nous apitoyer sur les affres de la confusion du grand âge. Pauvre Mamy !

Si j’évoque cette anecdote, c’est justement parce qu’une très vieille dame, à qui je demandais précisément quel était l’attribut qui qualifierait le mieux son grand âge, m’a répondu : « Je suis un dinosaure, mais pas encore fossilisé. » L’appréciation qu’elle portait sur elle-même était piquante et pleine d’humour : le dinosaure auquel elle s’identifiait appartient sans doute à une espèce disparue, un genre de vivant dont elle serait une survivance, un des derniers prototypes. Le « pas encore fossilisé » vient dire qu’elle n’a pas de doute sur ce qui l’attend : un jour, elle aura disparu. Mais elle ajoute aussi, incidemment, qu’à travers son fossile, il en restera une trace. Et pas n’importe quelle trace : un fossile, une trace minéralisée, une empreinte qui traversera le temps et les époques bien au-delà de la mort. Une trace enfouie, sédimentée dans les profondeurs de l’histoire. Une trace intrigante donc, susceptible d’éveiller toujours de la curiosité.

« Je suis un vieux dinosaure pas encore fossilisé », affirmait-elle. Et ce pas encore introduit aussi une autre question, que j’ai souvent entendue, posée de mille façons par les personnes parvenues à ce grand âge : « Pourquoi est-ce que je vis encore ? » Et, en filigrane, cette autre question : « Pourquoi est-ce que je ne suis pas encore morte ? » Et « Pourquoi moi ? »

Un autre très vieux monsieur m’a dit un jour : « Je suis l’oublié de Dieu et des hommes. » Connaissant l’extrême solitude dans laquelle il traversait son quotidien, je comprenais sans difficulté son sentiment d’être oublié par les humains. Mais sachant aussi ce vieil homme très croyant, je m’étonnais qu’il se sente oublié par son créateur. « Dieu est tellement vieux, m’a-t-il répondu, qu’il est lui-même depuis longtemps malade d’Alzheimer, il ne sait plus qu’il m’a créé. » Tout le monde oublie tout, semblait-il dire, les dieux eux-mêmes vieillissent et oublient. Y avait-il pire solitude pour lui que de se sentir abandonné par les hommes, et de surcroît de sentir vaciller ses croyances, fidèles compagnes de toute son existence ?

Plus que d’oublier (au sens mnésique du terme), c’est bien davantage le vécu d’être oublié qui est douloureux dans le grand âge. Quelle souffrance, quand l’identité en vient à se réduire à cette définition : Je suis l’oublié. Il ne semble rester de lui qu’une identité en creux, une mise en abîme. J’admire encore cet homme, aujourd’hui décédé. En dépit des déserts qu’il traversait, il n’était pas dénué d’humour et d’esprit. Il trouvait, dans toutes ces aridités, le moyen de ne pas être oublieux de lui-même et de demeurer pour le grand vieillard qu’il était devenu un bon compagnon. Résilience et grande solitude.

Être seul


Beaucoup de grands vieillards évoquent une forme de solitude particulière, qui n’a pas d’équivalent à d’autres âges de la vie : les styles de vie qu’ils ont connus, les airs du temps d’autrefois, les quartiers, les habitations, les jardins, les arbres. Tant et tant d’humains croisés, aimés, enviés, admirés ou détestés. Les compagnons d’école, les anciens voisins, les collègues au travail. Tous et tout ont souvent vraiment disparu. Le répertoire téléphonique, patiemment constitué au fil des années, est devenu une compilation de fantômes : morts souvent, ou alors devenus injoignables, dotés d’un numéro de téléphone improbable. Égarés sans laisser de traces : morts, vraiment ? Ou alors seulement disparus, mais où et comment ? Pas de nouvelles…

Sans nouvelles et sans nouveauté. Dans le film Nebraska d’Alexander Payne, Woody, un homme très âgé à la recherche de son passé (et de son avenir), traverse tout le Nebraska avec son fils. Un habitant l’interroge : « Alors, Woody, quoi de neuf ? » Et lui de répondre : « Que du vieux… »

Nouveauté et vieillesse semblent antinomiques. Non qu’il n’y ait plus, chez les grands vieillards, de véritable curiosité, mais bien plus souvent parce qu’ils se trouvent confinés dans des univers prévisibles desquels tout espace de risque, donc de nouveauté, est évacué. Sécurité oblige.

Ce sentiment d’être oublié, tout comme celui d’être captif d’une routine alors que le désir de prendre les choses en main est souvent encore très vivace, sont des sentiments largement partagés par les personnes du grand âge.

Et que dire de la famille et des proches ? Les parents et les grands-parents sont évidemment décédés depuis des lustres, même s’ils restent extrêmement présents, parce que très souvent évoqués par les personnes très âgées. Leur famille s’est aussi dilatée, les cousins et cousines avec lesquels ils partageaient jeux d’enfant et événements familiaux sont partis parfois depuis longtemps, pour d’autres horizons, sans donner de nouvelles. Pas de signes. Pas de traces. Fréquemment aussi, frères et sœurs sont décédés. Et s’ils sont...

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